Les 30 ans de Télé Bocal
30 ans après son lancement, Télé Bocal « doit entrer dans une nouvelle ère »
Loïc Simba
À la veille du trentième anniversaire de cette chaîne de télévision locale à Paris, son fondateur et président Richard Sovied fait un pari audacieux : rénover la station… ou la fermer. Il regarde en arrière – et en avant – dans son studio.
Si vous êtes un fan d’Emily in Paris, et pensez que la série reflète correctement la capitale française, Télé Bocal vous fera réfléchir à deux fois. Cette chaîne est la vitrine d’une ville populaire, loin des clichés des touristes. Depuis 1995, la petite équipe de bénévoles et de stagiaires de Bocal diffuse des micro-trottoirs, des spectacles de rue, des images de manifestations, des documentaires et des court-métrages. Tout cela sans publicité ni but lucratif, et ce depuis le début.
Une longue histoire qui pourrait s’arrêter en 2025. Et pour une fois, sans qu’une crise budgétaire ou des problèmes juridiques en soient responsables.
Un avenir à construire
Pour le président-fondateur de Télé Bocal, Richard Sovied, ce trentième anniversaire n’est pas qu’une excuse pour être nostalgique, mais aussi une occasion pour réfléchir à l’avenir de la chaîne. Une chose est claire à ses yeux : « la manière de regarder la télévision n’est plus la même qu’à mon époque. On ne la regarde plus dans son fauteuil. Les jeunes avec qui je suis la regardent avec leurs téléphones. »
Pourtant, bien que la majeure partie de la programmation de Bocal puisse être regardée sur les pages Facebook ou YouTube de la chaîne, il est encore impossible de la regarder en direct sur Internet, ou de lire sa grille des programmes en ligne.
Par conséquent, pour se mettre à jour, Richard Sovied souhaite que cet anniversaire marque « une nouvelle ère » : « soit j’arrive à construire quelque chose de neuf, de nouveau avec cette chaîne-là, soit ça en sera vraiment la fin. Mais j’y crois encore, parce que, justement, il y a encore des belles luttes à mener, et il faut faire face aux médias de droite et de plus en plus nombreux. Mais j’ai besoin de sentir mon utilité avec ce média pour les gens, pour qu’ils s’expriment. Qu’il soit utile pour les réalisateurs qui font des documentaires, qui ne trouvent pas leur place à la télévision », détaille-t-il.
Pour tous ceux qui se demandent encore quel est le but derrière cette initiative télévisuelle, Richard Sovied a une réponse davantage poétique : « J’ai envie de retransmettre avec cette télévision toute la coloration de la vie, de montrer toute la diversité de la vie sociale qu’on a à Paris. » Mais Télé Bocal est aussi le reflet de certaines critiques adressées à la télévision : « J’ai voulu faire un média pour émanciper les gens par rapport à la télévision, parce qu’elle a toujours été un gourou. Il n’y avait pas d’esprit critique par rapport à ce média. Mais il ne suffit pas de dire ‘oui mais la télé…’. D’accord, la télé, c’est de la merde, ‘mais je vous donne la possibilité de vous approprier un média’. »
C’est dans le studio de la chaîne qu’il en discute. Perché dans une tour du quartier de Belleville, on y trouve également la régie de Télé Bocal, cachée dans un couloir près d’un large fond vert, que la chaîne utilise peu. Pourquoi ? « Notre studio, c’est la rue », explique Richard Sovied.
Ce que la proximité veut dire
Toutefois, c’est grâce à la location de ce local, Studio Bocal, que Télé Bocal est désormais à l’équilibre financier : « Je peux dire que c’est grâce à ça, et c’est depuis les quatre dernières années que j’ai commencé à équilibrer la chaîne, à partir du moment où j’ai installé ce plateau là et que j’ai pu le louer pour des prestations. » La réforme des emplois aidés a ajouté une pression supplémentaire au budget. Actuellement, Richard Sovied doit filmer lui-même la majorité des manifestations hebdomadaires, produisant ainsi une partie très importante de la grille de Bocal seul, avec « sa petite caméra ».
Même si Télé Bocal n’a pas provoqué une révolution médiatique, la chaîne représente toujours une autre manière de faire de la télévision : « On a commencé, en avril 1995, par montrer nos programmes dans une cour. J’avais filmé le boucher du coin, j’avais fait des sujets avec tous les gens que je trouvais dans le quartier. Je le vois arriver dans la cour au moment où dans le programme, sa tête apparaît. Les gens regardent la télé, et puis ils regardent le boucher en vrai. Je me suis dit: mais c’est ça la proximité ! Ce que tu vois à la télévision, c’est ce qui existe réellement dans la vie. »
De manière assez surprenante, cette discussion a lieu dans un décor de bistrot à l’ancienne. Ce n’est pas un hasard, mais un hommage aux racines du projet Bocal. Entre deux gorgées de café, Richard Sovied se souvient des premières années de cette aventure.
Pendant la majeure partie de son histoire, Télé Bocal n’avait pas sa propre fréquence. Jusqu’en 2008, ses programmes étaient distribués à un certain nombre de bars, de bistrots et de cafés : « Tous les mois, on leur envoyait nos cassettes. Puis les gens venaient se réunir autour de la télévision pour voir un programme qui était en même temps militant, mais aussi drôle, avec des idées actuelles mais aussi des fictions, mais aussi beaucoup d’artistes, de musiciens, de peintres, et tout ça faisant une heure de programme », rappelle Sovied. « Cette heure était assez soutenue, pour justement capter l’attention des gens dans les bistrots », ajoute-t-il. L’attention des clients n’était pas garantie.
Dans un premier temps, la portée de Bocal était limitée au nord de Paris, où la chaîne est apparue. Néanmoins, au fur et à mesure des années, de plus en plus d’établissements au-delà de cette zone souhaitaient recevoir les cassettes de Bocal : jusqu’à « Brest, Nantes, Montpellier », se souvient Richard Sovied. Ainsi, Télé Bocal est devenu un média communautaire très apprécié, au point où le CSA lui attribua en 2007 le créneau de 18 heures à minuit sur le canal 31 de la TNT parisienne. La chaîne est aussi disponible sur le câble partout ailleurs en France.
Un lien à renouer
Paradoxalement, ce bond technique a rendu plus difficile le maintien de la relation directe de Bocal avec ses téléspectateurs. Quelque chose que Richard Sovied regrette. Après avoir arrêté d’envoyer les cassettes directement, « il y avait un visionnage public une fois par mois, mais après j’ai arrêté, j’étais trop fatigué et j’avais fait trop de soirées. On était trois cents, quatre cents à boire jusqu’au bout de la nuit », indique-t-il.
Néanmoins, la chaîne est toujours réclamée par les bistrotiers, « mais c’était épuisant. J’avais une équipe avec un petit camion avec des télévisions et des magnétoscopes et des cassettes VHS qui tournaient dans Paris et s’installaient à un endroit, puis dans un autre endroit pour pouvoir lancer des cassettes. Après, les gars qui faisaient ça ont passé des super soirées. Ils étaient un peu les stars de la soirée, ils étaient invités à boire, à manger, tout ça, et puis, bon, ça draguait grave. »
Des années plus tard, les jeunes dans l’équipe de Richard Sovied sont une des raisons de sa motivation de s’adapter aux nouveaux écrans : « Ils me disent, ‘Richard, dans les bars, ils sont tous équipés. Tu peux même envoyer le programme dans les bars en direct avec internet.’ Je ne l’avais pas envisagé. Ils me font découvrir des choses auxquelles je n’avais pas pensé. »
À part ces projets de streaming, il devrait bientôt y avoir de nouveaux programmes sur Bocal. Un premier programme accueillerait différentes communautés. Un autre devrait être consacré aux luttes, en invitant des collectifs comme Extinction Rébellion, Droit au Logement, ou les antipubs. « Ils sont très en demande de communication », précise Richard Sovied. Un troisième se ferait autour d’une revue de presse « avec humour, façon Les Grosses Têtes », le mercredi, « des potes marrants, j’en ai plein, des gens avec de la répartie, j’en connais beaucoup. »
Alors que les tasses de café se vident, il est clair que ce n’est pas le bout du chemin pour Télé Bocal. Le plus grand rêve de Richard Sovied serait que la chaîne et son esprit puissent perdurer après lui. « Dans l’histoire de Bocal, il y a toujours des gens qui ont essayé de transformer la chaîne, et j’ai toujours lutté contre ça. Ici, on ne fait pas du France 3 Régions, on ne fait pas du TF1. Les commentaires en voix-off et l’écrit sont interdits. Parce qu’en fin de compte, les journalistes ne font que de la presse écrite, même quand ils font de l’audiovisuel. À partir du moment où on écrit, ça veut dire que l’image vient illustrer le propos du journaliste. Moi, je veux que ce soit l’inverse. Je veux que ce soit l’image qui parle. »
Seul le temps (et Richard Sovied) pourra dire combien de temps la plus surprenante des chaînes de télé perdurera à l’antenne.